« Et quoi ? Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? J’aurais dû rester ? Rester à 1400 ? Et prendre le risque de mourir ? Merde, je voulais pas de conflit, moi, je voulais rien, je voulais la paix… ça me fait pas plaisir de fuir… Mais rien me fait plaisir là-dedans ! Je voulais… Que personne ne soit en danger. Je voulais pas d’attentats, je voulais pas la guerre. Je voulais pas partir… Je voulais pas… »
Elle hoquetait, mordant la moitié de ses mots entre ses lèvres.
« Pourquoi il faut qu’ils s’entretuent ? Pourquoi… Pourquoi personne ne peut s’entendre ? Pourquoi personne n’a réfléchi ? Vous croyez que ça me fait plaisir de fuir ? Mais c’était chez moi, c’était ma ville et ma vie… Et même pour le désert… Pourquoi… Pourquoi il a fallu que ça arrive… »
Son visage se tordait dans des expressions brouillonnes, comme si ses traits n’arrivaient plus à rendre la tristesse qui l’habitait. Le désespoir envahissait son corps. Et c’était une vague titanesque que personne n’aurait pu supporter. Sola se sentait dépassée. Quand, dans un moment de lucidité, elle cessait de pleurer, réfléchissait à elle-même, elle parvenait à se dire, en une seconde « Mais arrête de pleurer, reprends-toi ! », mais l’instant d’après, elle réalisait à quel point elle se battait face à un monstre. Un monstre de tristesse. Une créature qu’elle ne pourrait jamais vaincre et qui se nourrissait de ses propres échecs.
Elle avait toujours vécu avec sa dépression. Mais pour la première fois, celle-ci avait été tellement nourrie qu’elle en était devenue insatiable. Elle ne s’arrêtait plus au moment où Sola s’endormait. C’était comme un poids qui pesait continuellement sur la tête de la jeune femme, et piétinait toutes ses émotions.
La tête dans le creux de ses jambes, ses larmes s’écroulaient sur le sol de la montagne. Et Sola ne voyait plus comment elle pourrait arrêter d’être triste. Son désespoir était aussi sombre que passif. L’écroulement de toute sa vie serait à jamais imprimé et martelé au milieu de son crâne. La pensée « Je n’ai plus rien » ne s’enfuirait plus jamais.
Ce soir-là, Sola était, littéralement, au bord du gouffre. Elle s’était un peu éloignée du campement, pour vainement essayer d’échapper à l’enfermement des tentes. L’air était doux, pourtant. Un vent frais caressait innocemment les tentes, furetait entre les rochers, avant de s’échouer sur la peau de la jeune fille. Et devant elle, des hectares de montagnes se succédaient, et plus que jamais elle avait l’impression de n’être rien. L’immensité du paysage achevait de tasser sa joie de vivre.
Elle voulait aller mieux, pourtant. Elle avait pensé à sauter, à juste, mettre un terme aux hurlements de désespoir de la créature dans sa tête. Mais même au bout d’elle-même et au bout du monde, Sola gardait son espoir. Elle voulait aller mieux. Mais elle ne savait pas comment faire. Alors, plus que désespérée, elle était terrifiée. Face à elle-même, face à la créativité dont son esprit était capable en termes de démons. Face à ce dont elle serait capable.
Elle était plus instable que jamais, flottait d’un extrême à l’autre, d’euphorie à désespoir. Et elle ne savait pas pourquoi. Elle ne comprenait même plus les origines de sa faiblesse. Et à force de ne plus se comprendre, elle finissait par tout oublier, tout perdre, tout ignorer. De plus en plus, elle avait l’impression qu’une autre femme vivait à sa place, qu’elle n’était plus qu’un amas nébuleux de tourments.
Et face à tout cela, elle ne trouvait qu’une seule réponse. « Tu te fais des idées ». Evidemment, tout était dans sa tête, rien n’était réel. Elle n’avait même pas la moindre réelle raison d’être aussi dépressive. Et pourtant j’ai perdu ma maison, ma vie, et les gens que j’aimais. J’ai perdu tout ce que je connaissais, ça n’est pas une raison, ça ? Non, évidemment. Je sais ce que j’ai à faire. Je dois simplement surmonter ça, aller au-dessus. Je dois accepter les choses, c’est comme ça qu’on résout les problèmes. Je suis juste trop faible… Trop faible pour me vaincre moi-même…
Elle voulait aller mieux. C’était sa seule part d’elle-même qui lui restait. Et cette part lui chuchota une unique pensée, un unique doute.
« Laisse-toi aller. »
Sola s’effondra. Les sanglots se muèrent en cris violents, où elle jetait tout le désespoir qui l’avait envahi. Elle hurlait à la montagne. Elle jetait sa tristesse aux roches, et ne retrouvait que son écho. Mais plus rien n’avait d’importance. Elle voulait juste hurler, beugler, car chaque cri, chaque poussée sur son souffle relâchait un peu du poids qui oppressait son cœur. Ses cordes vocales la brûlaient, mais elle laissait tout s’échapper, elle pleurait plus fort qu’elle ne l’avait jamais fait dans sa vie. L’esprit de la jeune femme n’était plus qu’un déferlement de tristesse, qui se jetait avidement dans sa bouche. Elle pressait ses mains sur son crâne, comme pour jeter, encore plus rapidement, tous les bris de verre qu’elle y sentait tourbillonner.
Et puis, les cris se turent. Doucement. Le bruit, cessa. La fatigue l’envahit chaleureusement. Elle entendait encore sa propre voix résonner, dans sa gorge et dans ses oreilles. Sa tête, lourde, chuta un peu plus profondément entre ses bras. Ses doigts se séparèrent de ses cheveux, qu’elle avait déchirés pendant ses cris. Les larmes séchaient sur sa langue et sur ses joues. Elle se sentait vide, et légère. Mais elle savait, au fond d’elle, que ce n’était qu’un répit affreusement temporaire, et que dans quelques instants, les démons reviendraient. Elle n’avait pu que les jeter en bas de la montagne. Ils reviendraient. Ils reviennent toujours.
Comme mue par le désir de fuir, elle se releva. Et elle sursauta. Sous la douce lueur de la lune, un jeune homme la regardait.