I. Impact
Les héros de roman sont selon mon expérience de jeunes gens beaux, forts, intelligents et de préférence charismatique. Bien souvent ils ont un passé mystérieux ou tragique et le pauvre clampin banal qui sommeille en nous ne peut s’empêcher de s’apitoyer sur ces courageux justiciers qui ont bravé la douleur pour nous sauver. De plus, les héros possèdent généralement un talent exceptionnel qui les démarque des autres et font d’eux des êtres surhumains. C'est d'ailleurs bien souvent ce talent qui les amène à sauver le monde, d'une manière ou d'une autre, et de quelque danger que ce soit, celui-ci pouvant aller d'une invasion d'alien à une subite apocalypse. La manière façon de trouver un héros ou une héroïne est de repérer dans la foule le jeune homme qui peut s'étaler face contre terre et toujours avoir l'air élégant ou 'cool' en le faisant; ou encore la jeune fille en pleure qui ferait battre le cœur de n'importe quel homme sur la planète alors qu'une fille banale aurait l'air absolument affreux avec son nez dégoulinant de morve et ses yeux rouges. Vous pouvez chercher longtemps: ils n'existent pas. Après quinze ans d'observation de cette espèce pour le moins curieuse que l'on nomme 'humanité' je peux affirmer que tous les auteurs ayant foulés le sol de cette Terre sont des menteurs effrontés. Bien entendu, je n'écarte pas la possibilité que certains d'entre eux aient été des braves âmes qui ont simplement passé leur vie à se fourrer le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
Bref, tout ça pour vous dire que le Superman réel n'est rien de plus qu'un être parfaitement banal que vous pourriez dépasser dans la rue sans même l'apercevoir. D'autant qu'il ne porterait pas son fameux slip rouge sur collant bleu, puisque le Superman réel aurait beaucoup trop honte de porter une tenue pareille.
Vous vous demandez peut-être qui, dans ces conditions, est chargé de sauver le monde? La réponse à cette question est tout simplement: personne. Tout bêtement parce que le monde n'a pas besoin d'être sauvé. Les alien et l'apocalypse ne font apparemment pas parti du kit 'Réalité' et nous sommes donc condamnés à vivre dans un bonheur parfait et de suivre une routine ennuyeuse à mourir. L'originalité ne fait visiblement pas partie du kit non plus.
Du moins c'est ce que je pensais, jusqu'à ce fameux jour où s'est déroulée devant mes yeux l'application de la théorie du chaos, dans laquelle le papillon était un poids lourd et la tornade le renversement définitif de mon existence. C'est en effet ce jour-là que j'ai appris que sauver le monde signifiait retrouver des chats perdus, ramasser des capsules de bouteilles de Coca-Cola pour les recycler et consoler des enfants qui pleurent. Je ne suis pas certain que ces actes glorieux parviennent à sauver le monde mais ils semblent contenter les héros de la réalité devant se passer d'aliens et d'apocalypse.
Ayant passé ma vie, c'est-à-dire une quinzaine d'années, à me lever le matin pour aller à l'école, à voir, dans le miroir, le même garçon de taille moyenne à la peau pâle et aux cheveux sombres, à parler aux mêmes gens des mêmes choses, je n'ai jamais cru au changement. Mon approche de la vie est qualifiée par beaucoup de pessimiste bien qu'à mes yeux elle ne soit que réaliste. D’expérience, je sais que chacun est au centre de son propre monde et que tous les autres ne sont que des ombres qui le peuplent. Personne ne peut avoir la première place aux yeux d'un autre. Personne ne peut se démarquer des autres au regard d'une tierce personne. La société n'est pas une communauté mais un assemblement d'individus vivant dans le même décor. Ainsi chacun est exceptionnel à ses propres yeux et insignifiant aux yeux des autres.
Malgré moi, je diffère de ce modèle. Si je suis en effet insignifiant aux yeux des autres, je le suis aussi à mes propres yeux. Ceci est, je crois, un effet secondaire de ma vision réaliste du monde. Parce que je m'efforce de voir les choses telles qu'elles le sont il m'est impossible de trouver exceptionnel un adolescent à l'apparence normale, aux notes moyennes et aux performances physiques médiocres. Mais à part cette différence mineure, visible à mes yeux uniquement, je me suis fondu parfaitement dans la masse de mes congénères pendant des années.
Le jour où ma vie a fait un virage décisif vers l'anormal et le paranormal, était de façon tristement ironique ce que je qualifierais d'hypernormal. Lorsque je me suis levé il n'y a pas eu de pluie d'étoiles filantes, juste un bol de céréale laissé à mon intention sur la table de la cuisine. Quand je suis sortie de chez moi, les nuages n'étaient pas roses à paillettes comme sur le dessin du Royaume Enchanté fait par ma petite cousine, mais blancs comme d'habitude. En arrivant près de mon école, je me suis mêlé à la masse d'élèves portant tous le même pull noir avec deux bandes blanches sur le bras gauche, qui, en plus du pantalon ou de la jupe de couleur grise, faisait office d'uniforme. Ma routine habituelle a continué ainsi jusqu'à ce que je quitte la salle de classe une fois les cours terminés, n'ayant échangé que quelques mots avec mes camarades de classe de toute la journée.
Le chemin du retour était le même que d'habitude et comme tous les jours depuis que j'avais commencé le collège, je rentrais seul avec mes écouteurs sur les oreilles. De manière générale, je n’interagissais pas énormément avec mes camarades. Pas que je ne les aimais pas, je n'ai simplement jamais été attiré par ces jeunes qui parlent fort de mode, de musique et d'autres choses insignifiantes qui peuplent le quotidien. L'unique raison pour cela est que je les trouvais ennuyeux, le monde était ennuyeux, vivre était ennuyeux et je m'en fichais éperdument.
J'étais donc seul lorsque j'ai traversé la route, sur le passage piéton au feu vert, tel un bon citoyen. J'étais donc seul lorsque ma vie a été chamboulée.
Je dois dire que mes souvenirs de l'instant précis où l'hypernormalité de mon existence s'est transformée en anormalité ne sont pas très clairs. Selon mes docteurs, 'mes' parce que j'en ai eu une douzaine au cours du dernier mois, c'est normal que ma mémoire soit un peu floue. Bref, tout ce dont je me souviens, c'est qu'au moment où j'ai traversé la route j'ai vu un papillon voltiger devant moi. Ça je ne l'ai dit à personne parce que j'aurais rejoint l'asile le plus proche dès ma sortie de l'hôpital. Avoué qu'un papillon en milieu d'automne ce n'est pas courant, en tout cas pas de là d'où je viens.
Sur le coup je n'ai bien entendu pas réfléchis à ces détails. Déjà je m'en fichais et en plus je n'en ai pas eu le temps. Le papillon étant passé juste devant moi je l'ai suivi des yeux et c'est là que je me suis retrouvé nez à nez avec un camion lancé à toute vitesse. Dans les films le temps s'arrête et on peut regarder le camion arriver au ralenti et stresser à mort pour le pauvre héros qui se trouve devant. Dans la réalité ça ne se passe pas comme ça. Vous disposez d'environ deux secondes et demie pour vous rendre compte qu'il y a un camion avant que vous ne perdiez connaissance à cause de l'impact.
C'est exactement ce qui m'est arrivé. Un moment j'étais face à un camion et soudainement je me suis retrouvé sur un lit d'hôpital. J'y ait passé un mois entier dans ce foutu lit. Pas que j'étais blessé gravement, non, en fait j'avais miraculeusement réussi à m'en sortir avec quelques foulures et une migraine. Seulement, je faisais l'objet d'une découverte importante dans le domaine médical, j'étais un spécimen rare.
Ma vision avait en effet été endommagée lors de l'accident. Jusque-là rien d'extraordinaire. Le problème était que je n'étais ni aveugle ni malvoyant, ma vision était toujours aussi parfaite avec le seul inconvénient que tout m'apparaissait en noir et blanc. Alors ça, si mes foulures les avaient laissés de marbre, mes yeux eux ont piqués leurs curiosités. J'ai eu le droit à un défilé d'individu en blouse blanche avec une obsession pour les scans et les radios. Je pense que j'ai dû faire en un mois tous les tests en rapport avec la vision créés depuis l'invention de la science. Après un mois d'effort acharné pour essayer de trouver un problème ils ont baissé les bras. C'est d'ailleurs bien la première fois que j'ai entendu un médecin se plaindre du fait que j'étais en bonne santé.
Ils en ont finalement eut marre de moi et de mon manque de problèmes et m'ont mis à la porte en me disant que c'était surement temporaire (ça faisait tout de même déjà un mois) et que si ça ne l'étais pas ils n'avaient de toute façon pas de solutions.
J'ai conclu l'épisode, en décidant que finalement il n'y avait rien de plus normal que de se trouver dans un accident de la route et de finir à l'hôpital, omettant ma vision sans couleur pour ne pas perturber l'équilibre de ma normalité. Je me suis replonger dans ma routine et mon existence a repris son cours comme si de rien n'était.
Aujourd'hui encore je rentre chez moi par le même chemin, traversant au même passage piéton, entouré des mêmes ombres en noir et blanc. Mais au moment où je pose le pied sur le trottoir, je capte du coin de l'œil un éclair turquoise. Je me tourne immédiatement vers la source colorée parce que n'est-il pas normal d'être curieux à propos de ce qui n'est justement pas normal? Je ne mets pas longtemps à trouver la tache colorée au milieu de tout ce blanc et noir. C'est une personne qui semble être peinte entièrement en turquoise lumineux. La foule se referme et la couleur disparaît. C'est à ce moment que je comprends que je vis désormais dans l'anormal.